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Colonisation numérique de l’Europe et de l’Afrique : peut-on contourner les GAFAMA ? Entretien avec le président de MEZALAB.

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Par Loup Viallet, auteur du blog « Questions africaines »

Initiateur et président d’un laboratoire français de recherche en développement numérique (MEZA www.mezalab.org ), vous avez souhaité réagir à l’entretien que Monsieur Wilfried N’Guessan et moi-même avons tenu à propos de ce que réservent les possibilités du logiciel libre pour l’économie et la formation professionnelle en Afrique (La bataille pour le logiciel libre en Afrique). Cet échange a donc vocation à faire écho à l’article précédent, ainsi qu’à donner à réfléchir à un public plus large encore que celui des acteurs directement concernés par cette discussion, en Europe comme en Afrique.

Que dites-vous de ce que le député Cédric Villani, auteur d’un rapport parlementaire sur l’Intelligence Artificielle, nomme « cyber-colonisation », c’est-à-dire ce phénomène de captation par les grandes plateformes, à la fois des talents locaux qu’ils recrutent, de la valeur ajoutée qu’ils produisent et des données qu’ils accumulent. Cette situation est bien connue des usagers français, qui la subissent au même titre que d’autres peuples européens soumis aux mêmes logiciels et fournisseurs d’accès ; l’Afrique est-elle aussi menacée de cyber-colonisation par les GAFAMA ?

Monsieur Villani est, je pense, bien en retard de plusieurs trains et avions. Un des pères des lunettes de réalité virtuelles, Jaron Lanier dénonce depuis longtemps les pillages intellectuels et la colonisation des GAFAMA. Personnellement, dès l’an 2000, j’alertais les libristes a fond branché Google de se méfier. A l’époque, je disais que malgré les affirmations des deux créateurs de vouloir rester une entreprise familiale, ils seraient obligés d’aller en bourse et qu’à ce moment là il faudrait vraiment se méfier. Quand l’introduction s’est faite, en 2001, j’ai réitéré mes alertes. On me riait au nez. Idem quand je disais que Mozilla ne devait pas avoir qu’un seul gros partenaire. Et j’en passe et des meilleurs. Mais ce pillage a aussi lieu parfois dans le monde du Libre ! Le meilleur des exemples est la distribution Linux Ubuntu de la société Canonical. Ubuntu est un fork de la distribution Debian qui elle est vraiment d’intérêt général, c’est-à-dire sans entreprise qui manage et empoche les bénéfices. A l’inverse donc Ubuntu c’est une marque de la société Canonical, dont le siège est sur l’île de Man un paradis fiscal. Effectivement le créateur, un milliardaire sud-africain a mis de l’argent. Et oui il paye des développeurs. Mais il ne faut pas oublier les dizaines de millier de personnes qui depuis plus de 10 ans travaillent bénévolement sous le couvert de ‘La communauté » pour assurer tout autant les tests, les retours de bugs et bien sur tout le support aux utilisateurs. Sans eux la société Canonical ne serait rien et ne pourrait pas vendre cher ses prestations aux entreprises. Et sans eux Canonical ne pourrait pas maintenant vouloir entrer en bourse. Combien des bénévoles auront droit à des actions gratuites ? Certainement aucun …
Or, les lois internationales sur le travail interdisent a toute entreprise privée de faire travailler sans rémunération. Sinon, c’est ce qu’on appelle de l’esclavage « moderne » ! Bien sûr les bénévoles n’ont pas une arme sur la tempe, et ne connaissent pas forcément de pressions. Par contre, ils sont bien embrigadés dans un système moral emprunté par exemple aux sectes : « Viens faire partie de la communauté pour ton bien et celui de l’humanité ». Et l’exemple de Canonical n’est que la partie visible de l’iceberg des pillages ayant lieu aussi dans le monde libre. Donc oui il y a cyber-colonisation, et même cyber-esclavage depuis déjà des années ! Il n’a pas fallu attendre l’intelligence artificielle pour commencer les dérives. Et il réside un vrai danger tant du côté de l’intelligence artificielle que par exemple les velléités de Mark Zuckerberg de créer un Facebook en 3D. Avec ses milliards d’utilisateurs, il n’a ni plus ni moins que l’ambition de créer une sorte de norme captive. Or la 3D est des plus attractive et addictive. En 2006 sur un simple petit buzz, l’environnement SecondLife de 500 000 utilisateurs enregistrés, est passé en 6 mois à 3,5 millions de vrais nouveaux et qui n’étaient que de simple utilisateurs lambda.

Les Africains sont peu équipés en téléviseurs et en ordinateurs, cependant l’Afrique est aussi le marché du téléphone mobile le plus dynamique au monde ; le cabinet Deloitte évalue notamment à 660 millions le nombre d’utilisateurs de téléphones intelligents d’ici à 2020. Ces caractéristiques en font le continent le plus propice à la création de nouveaux environnements numériques, à l’émergence d’un nouveau web, de nouvelles pratiques. Pensez-vous que des changements majeurs dans ces domaines pourront voir le jour en Afrique, et à quelles conditions ?

Tous ces matériels (mobiles, ordinateurs, tablettes) sont pourvus d’un système qui fait fonctionner des logiciels. Donc, téléphone intelligent et ordinateur personnel, c’est la même chose. Seul change la taille du boîtier et de l’écran et le fait qu’ils n’aient pas forcément besoin d’un clavier et d’une souris. Du reste même dans ce domaine le numérique est complètement fou de « machines » différentes alors même qu’on pourrait depuis longtemps utiliser un système gigogne, encastrable. Pour information mon premier ordinateur personnel, qui date de 1992, était une machine comportant un ordinateur portable très léger 2kg, que j’encastrais dans un boîtier pour avoir plus de puissance graphique et pour relier l’écran, le clavier etc. Aujourd’hui j’ai un smartphone, une tablette et un ordinateur portable et je vous assure que ce n’est pas simple à gérer. Pourtant tout est disponible pour la aussi changer de paradigme matériel. Quant aux prévisions des cabinets « nostradramusiens » ça fait longtemps que je les lis avec amusement. En 2007, au moment du Buzz sur SecondLife, le Cabinet Gardner, prévoyait que toutes les entreprises seraient équipées d’un environnement virtuel 3D dès 2012.. On attend encore.

Jusqu’à présent l’Afrique ne pouvait pas trop s’équiper de grands écrans notamment du fait de sa faible consommation électrique. Mais avec les nouveaux écrans Led la donne peut changer, d’autant plus que le « grand écran » peut aussi servir à éclairer l’habitat sans trop consommer d’énergie. Mais comme notamment l’Europe, l’Afrique n’est aujourd’hui que suiveuse du numérique Américano-Asiatique. Donc hormis faire adopter facilement les paiements par téléphone car ce continent n’était pas équipé de cartes bancaires l’Afrique est-elle réellement en avance ?

Il y aurait sans doute une opportunité à étudier en provoquant le développement d’une nouvelle gamme d’équipements plus efficients que les sempiternels, ordinateurs de bureau, ceux portables, les smartphones et tablettes. Or là aussi l’Afrique n’est que suiveuse. Quelques récents projets de matériels assemblés en Afrique ne sont ni plus ni moins que des copies des modèles actuels vendu par le monde. En outre, jusqu’à présent, les processeurs de smartphones étaient un peu limités à des usages peu ou prou similaires, l’un des derniers à sortir est vraiment dédié à la réalité virtuelle. Donc d’ici quelque 2 à 4 ans on peut envisager tout à la fois des machines accessibles à l’Afrique que les outils d’une rupture numérique. C’est donc maintenant qu’il faut commencer à mettre en place une vraie de rupture dans l’innovation technique..

En quoi peut-on dire que le débat actuel sur le logiciel libre est dépassé ?

Ce n’est pas réellement le débat qui est dépassé, mais surtout et avant tout les orientations, développements et stratégies des acteurs du libre qui sont dépassés, selon moi. Parfois le logiciel libre est en avance, mais se fait rapidement dépasser comme par exemple OpenStreet Map antérieur à googlemaps, il reste avant tout généralement en retard tout en restant dans une vision classique, comme de faire un énième CMS ( générateur de site web), ou les services de Framasoft qui ne sont que de pâles copies de ce que propose google drive et autres. Or, l’important est aussi de sortir de l’usage classique tel que bureautique, web, etc pour aller vers un numérique notamment nativement en 3D de bout en bout. Alors que le numérique des écrans en est encore à une lecture classique d’un écran ou l’on visionne textes à des vidéo, les technologies et matériels permettent, a tout le monde ou presque, depuis quelques années d’utiliser un numérique en 3D comme en vrai. Mais on se contente de jeux vidéos, ou les utilisateurs sont captifs d’un matériel et d’une thématique spécifique.

Si le Logiciel libre veut vraiment prendre à la première place, devienne la norme générale, il lui faut donc changer de paradigme. Or actuellement les acteurs du logiciel libre sont encore à se prendre pour le petit village gaulois qui lutte contre césar, en oubliant que c’est par leur division que les Gaulois ont mené Vercingétorix à sa perte. Par ailleurs, les libristes sont peu enclins à écouter d’autres voix que les leurs. Attention aussi a ceux qui vous disent qu’Android est « libre/opensource ». Android n’est qu’un Linux, dont les sources sont ouvertes, mais ou en réalité tout dépend des directives de … Google et de son playstore, encombré d’un trop plein d’applications … Le débat n’est donc pas déplacé, mais il faut surtout dépasser les réflexes et habitudes des acteurs de l’actuel logiciel libre, pour les refondre, et mieux se coordonner.

Qu’entendez-vous par Web 3D ?

Nous parlons de deux notions : Web en 3D et Web3D++. Pour le Web en 3D, il s’agit ni plus ni moins qu’une toile non pas de page web, mais d’une toile faite d’environnement virtuel 3D d’une seule et même norme/technologie. Il comporte un territoire, constructions, et objet dans lequel on est présent par le biais d’un avatar clone de soit même ou imaginaire. L’avatar interagit avec les autres et avec les éléments virtuels territoires et constructions, ainsi qu’avec le réel qui peut être interfacé. Pour créer ce Web en 3D il existe déjà depuis 10 ans une technologie Libre/Opensource et mieux encore Décentralisée. Il ne lui manque pas grand-chose pour que chacun se crée son environnement par le biais de ce qu’on appel une « grille » et qu’ensuite chacun interconnecte sa grille avec les autres. La notion de Web3D++ va elle bien plus loin avec l’interconnexion du Web en 3D avec tout ce qui est Objets Connectés, Scanners à Imprimantes 3D, BigData, SmartCyties, Drones, Robots, Simulations Scientifiques, etc.

C’est donc l’ensemble qui constitue la notion de Web3D++ et qui au final est la notion la plus intéressante. Mais, déjà avec ce web en 3D on ne fait pas que créer des pages web, on peut carrément concevoir et piloter des projets dans la plupart des domaines. C’est la grande différence avec le web actuel qui certes est constructif par les côtés échanges, mais de façon limitée à du texte et des images et quelques outils comme de traitements de texte , retouche d’images, etc en ligne. Avec le Web en 3D et déjà avec les technologies existantes sur lesquels nous nous basons et qui peuvent déjà en tant que telles servir de base au vrai lancement d’un web en 3D, on a dans l’environnement tous les outils ou presque pour construire soi-même, dedans, « inworld ». Je peux faire comme avec un logiciel de modélisation 3D, a la différence prête que l’on peut être plusieurs à participer au projet, en temps réel ou différé.

En résumé, je peux soit faire moi-même une table, soit guider des enfants de moins de 5 ans à la modéliser. Si j’en parle c’est que j’ai déjà testé avec résultats plutôt concluants, même si enfantins. Il y a aussi un langage de script et aussi des scripts déjà prêt à l’emploi que je n’ai plus qu’à utiliser pour faire ouvrir et fermer une porte, faire fonctionner un véhicule, etc. En 2009, nous avions même commencé à développer tout un système de simulation de propagation de virus comme la grippe H1N1 pour différents besoin de communications, formations et même jusqu’à élaborer un plan de continués d’activités maximum en cas de besoin de restriction de déplacements. Donc toute la différence entre le web et le web en 3D c’est que je peux vraiment construire des projets comme je pourrais le faire avec des outils 3D, affaire généralement de spécialistes. Quasiment n’importe qui, avec peu de connaissances numériques, pourrait participer à construire et non plus seulement être spectateur.

En quoi son organisation pourrait-elle être à la fois plus déconcentrée et plus décentralisée que ne l’est le système actuel ? Comment envisager que les GAFAMA ne cherchent pas à reproduire leur situation hégémonique dans l’industrie numérique ?

Avec un web en 3D l’objectif est comme dans la vie réelle: sortir dans la rue et rentrer dans un magasin sans devoir au préalable s’inscrire etc. On change complètement la donne des interactions et donc des enfermements qu’ont créé l’actuel web. Dans ces conditions, il devient plus difficile aux GAFAMA d’envisager des usages qui referment aussi des conditions d’utilisation prédéterminées. Il leur devient donc plus difficile de reproduire leur hégémonie, car ce sont avant tous les utilisateurs finaux qui pour être présents n’ont plus besoins des technologies et plateformes des Gafama.

Mieux encore : le web 3D est aussi un modèle économique où ce sont les utilisateurs finaux qui financent les développements technologiques et donc n’attendent pas d’untel ou autre spécialiste qu’il développe et vende uniquement ce que lui a décidé. Actuellement et technologiquement, les utilisateurs n’ont même plus la main sur le W3C qui décide des normes du Web. Ce sont donc les acteurs technologiques qui décident de tout. Avec un changement de paradigme, accompagné d’une rupture technologique, libre/opensource et l’adoption d’un fonctionnement décentralisé, les utilisateurs et acteurs de ce changement d’intérêt général, pourraient reprendre la main, en créant une nouvelle organisation qui ne dépendra plus du w3c. Un nouvel organisme, pourra toujours se faire noyauter, sauf, ou moins si dès le départ on prend en compte les actuelles dérives. Plus nombreux nous seront pour lancer ce changement, plus nous aurons de chances de redéfinir les règles, de rebattre les cartes, tant pour lutter contre les actuelles hégémonies des marchés et services, et s’émanciper des normes édictées par les Gafama.

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